Mercredi 26 septembre 2012 3 26 /09 /Sep /2012 09:57

Bonne Lecture.

Z.

 

La preuve par le miel – Salwa Al Neimi

Extraits

 

« L'arabe est la langue du sexe »

 

«Le scandale est-il de commettre un acte ou d'en parler?»

 

La liberté des anciens me narguait, avec ces cortèges de mots que je n'ose prononcer ni même

écrire. Un langage excitant. Je ne pouvais en lire la moindre ligne sans mouiller. Une langue

étrangère n'aurait pu me faire cet effet. Selon moi, l'arabe est la langue du sexe. Aucune langue ne

peut le remplacer à l'heure de la fièvre, même auprès des hommes qui ne parlent pas, et sans

traduction!

 

Les mots interdits rappelaient un passé de frustration, et la résistance qui l'accompagnait. L'étonnant

est que je n'employais pas ces termes, même en pensée. Des mots faits pour êtres lus. Pas écrits ni

prononcés. Aujourd'hui encore, il m'est difficile d'appliquer à mon histoire ces mots si crus. Je les

évite. Je peux les citer avec l'innocence d'un enfant, mais jamais pour évoquer mes rencontres. Mon

histoire est une autre histoire.

 

Les œuvres érotiques arabes sont une part de mon univers. De mon imaginaire. De ma vie sexuelle.

Avant le Penseur, avec lui, après lui. Dans ce tissu d'expériences croisées, il est impossible de

défaire le moindre fil. L'enchevêtrement est organique. Oui, organique. Quel autre mot employer?

 

Au commencement, je ne voulais pas que ce tissu soit défait. Je ne voulais pas lever le voile. Je n'ai

même jamais osé en parler.

 

Le scandale est-il de commettre un acte ou d'en parler? J'étais surprise de ma question et je me

disais: Mes maîtres anciens étaient au-dessus de cela. Ai-je dit scandale? Quel scandale? Être une

femme compromet-il mes lectures secrètes?

 

En faire un secret procédait de mon éducation châtrée. Pourquoi pourrais-je me vanter de lire la

littérature pornographique d'Extrême-Orient et d'Occident et devrais-je taire ma lecture de Tifachi?

Pourquoi devrais-je crier haut et fort ma passion pour Georges Bataille, Henry Miller, le marquis de

Sade, Casanova et le Kama Sutra et passer sous silence Suyuti et Nafzawi? Enfin... ce temps est

révolu. Mes lectures clandestines sont devenues à la mode. Aujourd'hui, tout le monde en parle, à

commencer par moi. Mon secret a éclaté au grand jour.

 

«Une musulmane d'excellence»

 

Le Penseur est une histoire à lui seul.

 

Je partage ma vie en deux époques: av. P. et apr. P. Avant le Penseur et après le Penseur.

 

J'arrivais chez lui mouillée. Je pensais à lui et, déjà, j'étais prête à l'amour.

 

Le Penseur me répétait: Tu es toujours excitée. Je ne t'ai jamais vue que prête à l'amour. Je souriais,

sans juger utile de lui répondre qu'il était cause de mon état. Je fondais sur lui, et son opinion se

confirmait.

 

Un soir, dans le métro. Assise, l'esprit ailleurs, je savourais les souvenirs de notre rendez-vous. Un

regard a attiré mon attention. Un homme était assis en face de moi, qui me dévisageait, et son

expression me disait qu'il lisait dans mes pensées. Il était comme plongé dans la contemplation d'un

film classé X. Je me suis rappelé cet autre jour dans un café. Je m'efforçais de contenir mon désir

pour lui, et le Penseur a dit: Avant toi, je n'avais jamais connu de femme dont on pouvait lire sur le

visage son érection.

 

J'arrivais chez lui mouillée. Il glissait son doigt entre mes cuisses pour y cueillir «le miel» comme il

l'appelait. Il le goûtait, puis m'embrassait en fouillant au plus profond de ma bouche. Je lui disais: Il

est clair que tu appliques les commandements du Prophète et que tu suis son exemple: Aucun de

vous ne doit prendre sa femme comme le font les animaux. Que des messagers s'interposent entre

vous: le baiser et la parole. Et Aïcha, l'épouse favorite du Prophète, a dit: Lorsque que le messager

de Dieu embrassait l'une d'entre vous, il lui suçait la langue.

 

Comment pourrais-je renier cet héritage? Comment ne pas le rappeler au Penseur? Inutile, en fait,

de lui rappeler son héritage. En ce domaine il était un musulman d'excellence. Moi aussi.

 

Mes lectures secrètes me donnent à penser que les Arabes sont le seul peuple au monde pour lequel

le sexe est une grâce dont il faut remercier Dieu. Cheikh Sidi Mohammed al-Nafzawi, savant et

courageux, paix à son âme, commence ainsi son ouvrage Le Jardin parfumé: Gloire à Dieu qui a

fait que le grand plaisir de l'homme se trouve dans le con de la femme et que celui de la femme

s'incarne dans le membre de l'homme. Le con ne se calme, ne s'apaise, ne trouve satisfaction

qu'après sa visite par le membre masculin. Le membre de l'homme trouve son salut dans le vagin.

 

Les écrivains arabes estiment que, parmi les bienfaits du coït, outre la perpétuation de l'espèce,

figure un aperçu du paradis. Le coït présage nécessairement des plaisirs dispensés dans l'au-delà,

car faire ainsi miroiter un bonheur en réalité inexistant serait vain.

 

Goûtons-nous en ce monde une part de la récompense promise, qui nous sera donnée au paradis? En

économie, on parlerait des moteurs de production. Le sexe est un effluve dont la piste conduit au

paradis. Là où la verge ne se lasse point, là où le con ne se cache point, le désir est sans fin. Il y a,

dans le désir du coït, une sorte de sagesse engendrant, à long terme, du plaisir. Par ailleurs, il

présage des plaisirs promis au paradis, incitant ainsi à les quérir en vue de les mériter. Observez la

grâce du Ciel qui d'un désir, d'un seul, engendre deux vies. L'une visible et l'autre cachée. La vie de

l'homme, en perpétuant sa race, et la vie cachée, qui est celle de l'au-delà. Ainsi, le plaisir assouvi

attise l'envie d'un plaisir perpétuel.

 

«Pas de sexe dans la société islamique!»

 

Ces mots sont ceux d'un jeune auteur français, dont le roman a remporté un prix littéraire, il y a

deux ans en France. Ils sont prononcés par le narrateur. Celui-ci, venu en Egypte participer au Salon

du livre du Caire, est nourri de chimères orientalistes. Il part sur les traces de Flaubert et de ses

femmes... et ne trouve pas son bonheur, il va sans dire. Disparues, les filles de Nubie que l'écrivain

a connues au XIXe siècle, qui avaient «des colliers de piastres d'or leur descendant jusque sur les

cuisses, et qui portaient sur leur ventre noir des ceintures de perles de couleur». Remplacés par des

hidjabs. C'est un choc pour le touriste cultivé: l'Orient de Flaubert, l'Orient de 1847 n'est plus. Il ne

reste que le 11-Septembre et le jihad. Une seule femme répond aux attentes du héros, une

Marocaine opportuniste employée à l'Ambassade de France, dont on dit qu'elle est la plus belle

femme du Caire. Il rejettera pourtant ses avances par fidélité à sa bien-aimée qui l'attend à Paris.

Après ces aventures ratées, de longues conversations avec des francophiles égyptiens et des

voyageurs encore plus déçus que lui, à propos des musulmans et des musulmanes, l'évidence

s'impose au jeune romancier: sexe et islam ne font pas bon ménage. En quelques jours, le romancier

français s'est persuadé d'une vérité éternelle. La Terre est ronde, et il n'y a pas de sexe dans la

société islamique. La conclusion en rappelle une autre: Pas de sexe en URSS. La première est

énoncée au détour d'un roman sur le ton de la nostalgie par un écrivain de retour de voyage, la

seconde fut établie par une personnalité communiste conservatrice lors d'un entretien télévisé. Dans

les deux cas, la propagande aveugle a vécu dans l'ignorance, réelle ou feinte.

 

«Je baise, donc je suis»

 

Hier, le Voyageur m'a révélé sa devise : Je baise, donc je suis. Il me la livre en français, dans la

langue de Sade. Je la prends comme une boutade et je répète après lui en riant.

 

Quand il parle en arabe, le Voyageur utilise ce verbe à la forme passive: je suis baisé. Cet emploi

dépréciatif m'étonne de lui, car il se présente comme un baiseur invétéré, dans ses histoires. Il me

vient à l'esprit que, moi, j'aime ce verbe seul et libre: baiser, point.

 

Je baise, donc je suis. Pourquoi ne puis-je le dire ni l'écrire en arabe? En arabe, de nos jours, le mot

«baiser» est banni. Le mot est un péché alors même que l'acte est légitime.

 

Cette hypocrisie me rappelle les récits de al-Jahez, grand écrivain du IXe siècle: Lorsqu'il est

question de con, de bite et de baise, ceux qui se prétendent ascètes et abstinents font mine d'être

dégoûtés et se renfrognent. La plupart sont aussi pauvres en savoir, générosité, noblesse d'âme et

dignité qu'ils sont riches en fausseté et fourberie. Ces mots ont été inventés pour être employés.

C'est un non-sens que de les inventer pour ne pas les utiliser.

 

Je traduis en arabe la phrase du Voyageur: Je baise donc je suis. Je baise, tu baises... Je conjugue et

je fouille le champ des dérivés. Sur mon écran, le correcteur orthographique a souligné tous les

mots en rouge; il ne les connaît pas! Lui aussi, est programmé pour la dissimulation. Cet ordinateur

est une oie blanche. Un eunuque, plutôt. Qui a castré la langue. Qui a castré l'ordinateur. Qui m'a

castrée.

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